BALLADE A LA VIE, CETTE INCONNUE
Fixant le crépuscule bien mûr, j’ai aperçu,
sur le quai d’une gare, une inconnue
Sous le réverbère, à une heure indue, en un lieu qui n’était
à personne.
L’horloge s’ était arrêtée, le cadran n’avait pas été
lavé,
Comme pour nous tout cacher, comme pour nous cacher de tout.
C’était une bourgade basanée et rugueuse, les voix
s’assombrissaient
Et à la fin, sous les collines en voûte, déjà se tarissaient.
Combien de temps - je n’en garde plus souvenir - , j’ai marché, par elle
entraîné,
Et la maison se dressa devant nous - soûle, bancale.
Tels deux coutelets affûtés, nous nous sommes enfoncés
à l’intérieur en catimini,
Comme si son père faisait encore le guet dans l’escalier, la cravache à
la main.
Comme si tout avait rétréci : je m’étais retrouvé près
du coeur de la vie
où l’on vivote; où m’enfuir - je ne savais.
"Entre", dit-elle. - L’âme orpheline se contente de peu.
Si personne ne vient, elle se calfeutre avec moi dans la poussière. -
Puis elle chauffa de l’eau et me lava seule, me lissa négligemment les
cheveux
Et nous nous laissâmes glisser par terre dans de la mousse savonneuse et
de la vapeur.
Avec mon souffle et mon corps je sabrais la vie: la mienne
et la sienne, à elle,
En poussant un cri, je l’expédiais profondément en elle - pourvu qu’elle
y restât,
Mais sous peu nos deux ombres se cognaient derechef
Contre le mur épais, chauffées par deux radiateurs électriques.
Sous les yeux des ténèbres, face à ses deux
iris incandescents,
J’ai bu un gobelet de vin acidulé, pourvu que je revienne à moi,
Mais la nuit se gonfla et me cogna la poitrine, me pourchassa
Et le temps s’entortillait en plein soleil, semblable au lézard.
Je ne mourus, alors que je mourais tant de fois alors,
Piétiné par le sommeil sauvage, étouffé par des gaz des
marais.
Il était trop tard pour que je me souvienne - je me tenais debout près
du mur,
Comment passer par là, comment traverser cette nuit bourbeuse?
Je ne voulais pas,
Ne veux pas recevoir de menaces, être blessé, poursuivi,
Contraint, kidnappé, je ne veux pas qu’on s’efforce de me tuer.
Il est trop tard pour que je meure, puisque tout a été patent.
Cela fait peur d’oublier, quand on sait combien de choses ne sont pas encore
arrivées.
© Guéorgui Rouptchev
© Athanase Popov, traduit du bulgare
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© E-magazine LiterNet, 10.08.2004, ¹ 8 (57)